mardi 9 octobre 2012

Maylis de KERANGAL : Naissance d’un pont

Titre : NAISSANCE D’UN PONT
Auteur : Maylis de KERANGAL
Editeur : Verticales
Format : 14X20,5cm
Nombre de pages : 320 pages
Parution : septembre 2010
Prix : 18,90€
ISBN : 978.2.07.013050.4





Les mégalomanes fourmillent et parsèment la planète de leurs œuvres, façon comme une autre pour eux de laisser une trace à la façon des architectes de l’empire grec ou des bâtisseurs de cathédrales. Elle aurait pu choisir un barrage démesuré ou un gratte-ciel défiant le firmament. Maylis de Kerangal s’est emparée d’un pont, un pont qui relie plutôt qu’un barrage qui noie, qui assèche, qui sépare, un pont imaginaire qui pourrait se trouver aussi bien à l’ouest qu’à l’est. Près d’une ville improbable au nom qui fait pschitt, Coca, « aujourd’hui encore, on comprend mal comment des hommes ont pu songer à s’établir en contrebas d’un causse rouge si salement cabossé ». Chacun d’entre nous a en tête un ouvrage comme celui-là, gonflé à l’orgueil et, sous cet exemple, peut s’approprier sans peine celui de l’auteure même si toute ressemblance avec un ouvrage existant …
La construction est une dissection en creux : bien mieux qu’un ouvrage qu’on décortique, se fera le rendu des techniques de mise en œuvre, des contraintes à surpasser, des écueils à éviter et la liste est loin d’être exhaustive. Au-delà des bétons, ferrailles et éléments d’architecture il y a les hommes. C’est à eux que Maylis de Kérangal s’attache et à travers eux elle fait ressortir le reste, l’histoire, les défis, les bouleversements sans aller jusqu’à dire ce que sera cet ouvrage fini, facilitateur d’existence ou simple élément de paysage. Dans le livre, les hommes bâtisseurs défilent, font un tour de piste pour dévoiler un bout d’existence, puis disparaissent pour réapparaître un peu plus loin. Parmi eux, Diderot le conducteur de travaux, baroudeur de l’extrême, pièce centrale autour duquel gravitent tous les autres comme des planètes autour d’un astre. Et il ya de tout, des aventuriers qui se tuent au boulot avant de se détruire l’intérieur dans les bars et les bordels : ils sortiront du chantier comme ils sont venus, à sec. D’autres plus méthodiques et sérieux : ils se réalisent ou amassent. Et puis ceux du pays, les « Indiens qui sortent du bois, se coulent dans les buissons sans même froisser les feuilles », funambules indispensables qu’il faudra d’abord amadouer, les modestes de la région trouvant là l’occasion rêvée de pousser plus loin leur propre vie, de sortir un moment de la galère quotidienne en s’abrutissant au travail. Et puis il y a les anonymes, « câbleurs, ferrailleurs, soudeurs, coffreurs, maçons, goudronneurs, grutiers, monteurs d’échafaudage, monteurs levageurs, enduiseurs, façadiers », ouvriers de la ruche qui grouillent dans les bus au moment de l’embauche. Parmi les hommes, quelques femmes, incongrues comme Summer la responsable béton qui occupe là son premier poste ou effacées à l’image de Katherine Thoreau, cinq bouches à nourrir, « pantalon de jogging flasque, trop grand pour elle… fard turquoise en couche copieuse sur des paupières enflées, mascara lourdingue… c’est carnaval ou quoi ? ». Sans compter les profiteurs de toutes sortes attirés en ville pour tirer leur part du gâteau.
À travers les hommes et les femmes qu’elle met en scène, Maylis de Kérangal construit son pont, aussi méthodique que Diderot, beaucoup de vie où elle glisse un peu de technique sans que cette dernière ne prenne jamais le dessus à rendre le livre indigeste. Un pont modèle auquel rien ne sera épargné. Un livre modèle alternant tension et détente, affrontement des hommes et de la matière, affrontement (conflit) des intérêts, résistance des éléments : tout y est rapide, violent, effaçable. De temps en temps, le texte s’emballe dans l’épopée, le verbe court d’un coureur de cent mètres, à grands tournoiements de métaphores, lignes succulentes faisant place quelques pages plus loin à de délicieux moments de tendresse, de rapprochement des corps, des cœurs, à défaut d’amour, ne jamais oublier qu’ici on vit dans l’éphémère. Au-delà de Coca et de sa banlieue, le pont imaginaire de Maylis de Kérangal renforce l’attachement de l’homme à sa langue : ce pont-là apporte une belle contribution à cet enjeu vital qu’est l’avenir de notre langue.

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